Développer une nouvelle approche de la panification, pour un pain naturellement plus goûteux. Par Christian Remesy

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Après les dérives du pain blanc très aéré, le choix de la tradition française a été une bonne stratégie pour améliorer la qualité du pain. Une maîtrise nouvelle de la densité des farines (type 80), des teneurs en sel (16g par kilo de farine) et d’une fermentation panaire plus longue pour permettre l’action des enzymes végétales est maintenant indispensable pour asseoir sa qualité nutritionnelle. C’est pourquoi, j’invite clairement le secteur de la boulangerie à s’orienter vers cette nouvelle approche de la panification, ce qui nécessitera un changement  de la conduite de panification, qui finalement devrait être facile à mettre en place, vu sa simplicité.

 

A l’origine le pain était produit à partir de farines bises, avec un pétrissage manuel de très faible intensité, une fermentation au levain naturel, une addition très modérée de sel et une cuisson au feu de bois. Quasiment, tous ces paramètres ont changé : la nature des farines plus blanches, le pétrissage plus intensif, la fermentation plus rapide à la levure industrielle, une teneur de sel plus élevée, des fours de cuisson plus sophistiqués. Après plus d’un siècle de recherche technologique et de modernisation des boulangeries, le pain est loin d’avoir les qualités nutritionnelles requises pour en faire un aliment majeur de qualité optimale.

Le pain à l’ancienne, lorsque de bonnes farines étaient disponibles, était sans doute d’excellente qualité, cependant nous ne retrouverons pas les conditions d’un passé révolu. Pour autant, n’est-il pas possible de développer une nouvelle approche de la panification, de revenir à l’essence même du pain : un produit longuement fermenté qui a besoin de très peu de sel pour exprimer son goût, un produit très simple à fabriquer à la température ambiante, avec un pétrissage plus que modéré, un très faible ensemencement en ferment et un temps de fermentation d’environ une journée ou plus.

C’est ce changement complet d’approche que je vous propose d’adopter, faire du pain plus simplement, – avec des farines de type 80 (sans un aucun autre apport) pour assurer les apports de fibres, minéraux et micronutriments, avec un pétrissage extrêmement réduit, des apports de levain (ou de levure) vraiment très faibles ( moins de 1 g de levure au kilo de farine, ou de 1 à 5% de levain rafraîchi assez liquide), une teneur de sel très faible de 10 à 16 g par kilo de farine, et une durée de fermentation d’au moins 20 heures dans une enceinte de 15 à 18 degrés. Donc un procédé d’une grande simplicité, le déroulement de la fermentation à température ambiante ou légèrement plus basse, avec un pétrissage élémentaire et des apports de ferments des plus réduits. Comment justifier une telle approche ?

Le choix du type de farine.

L’essor du pain blanc durant les années glorieuses du développement d’après-guerre, a été porté par un symbole très artificiel d’abondance et de pureté. Plus le pain devint blanc et aéré, plus il perdit de sa valeur nutritionnelle et de son goût, et plus il devint salé.

Or pour que les glucides du pain aient les meilleurs effets métaboliques possibles, ils doivent être digérés lentement, mais aussi être accompagnés d’un apport suffisant de minéraux et micronutriments. Le grain de blé a la particularité d’accumuler dans le son et le germe les trois quarts de ses fibres, minéraux et vitamines. L’enrichissement en ces éléments de la farine peut directement être apprécié par le type de la farine (définie par sa teneur en cendres). Cette mesure est simple et il y a une excellente corrélation entre la teneur en minéraux totaux et celle des fibres, vitamines et autres micronutriments. La boulangerie française a fait un progrès significatif en utilisant en majorité de la farine de type 65 plutôt que 55, elle doit maintenant aller résolument vers le type 80. Le glissement vers le type 80 peut-être progressif et ne risque plus d’être sanctionné par des contraintes réglementaires. Parce que le type 80 est un bon compromis pour accroître la densité nutritionnelle des farines sans changer fortement la nature du pain, le Ministère de la santé a même recommandé sa généralisation. Le type 80 n’est pas nouveau, puisque toutes les farines de meules de pierre étaient au moins de ce type. Avec les moulins à cylindre, une augmentation du rendement meunier de 77 à près de 82% par l’incorporation de remoulages suffit à atteindre ce type.

Il existe une solution plus directe pour obtenir un type 80, en incorporant dans la farine de type 65, de 15 à 20% de blé entier concassé ou écrasé et pré-trempé, voire directement sans prétrempage si l’hydratation et le temps de fermentation sont élevés. Ces fractions où la composition et la structure du grain sont les mieux conservées, s’intègrent parfaitement dans la mie du pain, et sont plus agréables en bouche que du son broyé. Cette technique a aussi un intérêt majeur pour valoriser des blés bio ou des blés à faible rendement mais de grande qualité nutritionnelle. Le développement d’une offre de pains bis à base de farine conventionnelle et de blé entier biologique est pertinent du fait de la propreté des enveloppes du blé bio.

Même si en moyenne, le pain actuel est moins blanc qu’auparavant, il est choquant de vanter les vertus nutritionnelles du pain sans s’en donner les moyens, sans développer une offre suffisante de pains type 80. Les boulangers devraient avoir à cœur de sensibiliser leur clientèle à l’intérêt nutritionnel de pains moins blancs. La démarche est facile et constitue une occasion d’amorcer un dialogue avec les amateurs de vrai pain.
Un autre point majeur est d’arrêter la course aux farines de valeur boulangère très élevée, ce qui a conduit à l’exclusion de variétés de blé rustiques, souvent plus résistantes aux maladies.

L’enrichissement en gluten du fait de la sélection des blés, des engrais azotés ou de l’ajout de gluten pourrait finir par nuire à sa bonne digestibilité dans le pain. La filière blé pain devrait maintenant accepter de travailler avec des blés de valeur boulangère plus modeste et des profils de gluten plus équilibrés.

Réduire très fortement le pétrissage pour améliorer l’index glycémique

On a reproché, à juste titre, au pain blanc d’avoir un index glycémique trop élevé, c’est-à-dire d’élever trop rapidement la glycémie, ce que ne font pas les pâtes alimentaires. Dans ces dernières, le gluten continue, même après cuisson, d’entourer et de protéger les grains d’amidon (évitant qu’elles collent). Cette protection contribue à étaler la vitesse de digestion de l’amidon, et évite une élévation trop rapide (et moins durable) de la glycémie.

La situation du pain est différente de celle des pâtes alimentaires. Dans la farine avant le pétrissage, les grains d’amidon sont entourés d’un réseau protéique. Même s’il est peu intensif, le pétrissage a une telle énergie qu’il peut remanier la configuration du gluten et le séparer du grain d’amidon. Dans ces conditions, aucun obstacle ne s’oppose à l’éclatement des grains d’amidon à la cuisson et à sa digestion trop rapide par les amylases salivaires et pancréatiques.

En fait, plus on pétrit, plus on ensemence en levure, plus on aère le pain grâce au développement d’un film de gluten, plus on élève inutilement l’index glycémique. Le pain de tradition française moins pétri a effectivement un meilleur index glycémique que le pain blanc courant. Les pains au levain plus acides et plus denses (tels que la plupart des pains bio) ont également de meilleurs index glycémiques. Les produits de la fermentation bactérienne (principalement de l’acide lactique et acétique) semblent aussi contribuer directement à la baisse de l’index glycémique des pains au levain. La présence des fibres du son (dans les farines bises ou complètes) conduit généralement à des mies plus denses et le pain complet a dans ce cas un bon index glycémique, encore amélioré par la technique du levain.

Pour améliorer l’index glycémique du pain, il faut donc éviter que la majorité du gluten se détache des grains d’amidon en adoucissant au maximum les procédés de pétrissage. L’idéal est de laisser le réseau se développer tout seul après le frasage. Ensuite un pétrissage extrêmement doux de 3 à 4 minutes, ou des pétrissages très brefs de 1 minute à plusieurs heures d’intervalle suffisent largement à parachever le réseau. Il faut noter également que l’adoucissement du pétrissage a un impact très favorable sur la vitesse de rassissement du pain. Lorsque l’état cristallin de l’amidon est peu altéré par un pétrissage très doux, les processus de rétrogradation seront en retour beaucoup plus modestes et lents.

Pourquoi faut-il développer des fermentations longues et suffisamment acides ?

La maîtrise des fermentations du pain ne sert pas seulement à donner du goût au pain, elle est primordiale pour permettre l’expression des enzymes de la pâte. En fait il existe deux types d’enzymes dans la pâte : celles apportées par la levure industrielle ou par le levain constitué de bactéries lactiques et de levures sauvages, mais également celles apportées par la farine. En utilisant beaucoup de ferments, on accélère le travail des enzymes microbiennes et on diminue la durée de la fermentation, ce qui a l’inconvénient de ne pas laisser aux enzymes spécifiques de la farine le temps d’agir, d’autant plus que l’on a procédé au froid. En fait le rôle principal des ferments microbiens est de créer les conditions favorables à l’action des enzymes végétales. En effet ces activités enzymatiques ne s’expriment pleinement que si le pH de la pâte atteint des valeurs proches de 5. La production d’acides organiques (lactique, acétique) par des bactéries lactiques hétérofermentaires est donc indispensable au travail enzymatique de la panification.

Parmi ces activités, on peut citer l’action de la phytase qui détruit l’acide phytique et permet d’augmenter la biodisponibilité des minéraux, et celle des protéases qui scindent le gluten en fragments plus courts, jusqu’à le liquéfier si on laisse ce travail enzymatique se prolonger trop longtemps. Tout l’art paradoxal de la panification est de faire lever le pain grâce au réseau de gluten mais aussi d’amorcer sa dégradation pour favoriser sa digestion. L’adoption de ces pointages très longs à température élevée peut bien sûr être sécurisée en fin de parcours par le stockage à 4-6 degrés, lorsque le travail enzymatique optimal est assuré.

La caractéristique majeure d’une panification naturelle réside donc dans sa capacité à faire baisser le pH afin de permettre l’expression des enzymes de la pâte. Selon cette finalité, une fermentation courte à la levure est difficilement recevable, puisqu’elle ne permet pas un abaissement suffisant du pH et l’expression des activités enzymatiques essentielles à la qualité nutritionnelle du pain. Pour obtenir un pH proche de 5 dans la pâte avec un ensemencement à la levure, il faut disposer d’un temps de fermentation assez long (de 15 à 18 heures) à température ambiante ou un peu plus basse (15 degrés). Ces conditions autorisent à baisser considérablement l’ensemencement en levure. L’acidification du pH peut être induite par le développement de bactéries lactiques ambiantes, mais il est beaucoup plus sûr d’ajouter un minimum de levain.

Un contrôle nouveau des fermentations et du suivi du pH de la pâte mérite donc d’être développé pour lutter en particulier contre les intolérances au gluten. Lorsque les risques d’intolérance au gluten étaient très faibles, l’acidification de la pâte pouvait paraître superflue pour une farine blanche pauvre en acide phytique, actuellement elle devient indispensable pour l’hydrolyse partielle du gluten. Cette maîtrise nouvelle de l’acidification devrait également aider les boulangers à améliorer la conduite de la panification.

La levure a semblé rendre bien des services, mais elle est loin de reproduire la complexité des activités fermentaires d’un levain naturel, riche en bactéries lactiques-acétiques et en levures sauvages. L’utilisation de la levure à des fins de levée rapide a conduit à négliger totalement l’action des enzymes de la farine. Avec ou sans levain naturel, la fermentation panaire doit permettre le développement suffisant d’une flore lactique et une fermentation à la levure courte à température ambiante ou longue au froid n’est pas idéale sur le plan nutritionnel. De plus le terme « pain de tradition française », par sa référence au passé du pain, devrait pouvoir être une garantie d’une conduite de la fermentation panaire à pH suffisamment acide, ce qui est totalement absent du cahier des charges actuel. Finalement dans la situation actuelle, les deux saveurs majeures de la mie du pain sont trop souvent celles de la levure et du sel, ce qui est loin du goût fondamental du pain, dans lequel une acidité très modérée joue un rôle fondamental comme dans bien d’autres aliments.

Diminuer très fortement la teneur en sel du pain.

Pour prévenir l’hypertension artérielle à l’origine de nombreux troubles vasculaires et en particulier des Accidents Vasculaires Cérébraux, il faudrait ingérer le moins de sel possible, au moins ne pas dépasser la dose journalière de 5 gr par jour (elle est de plus de 8 gr en moyenne dans la population française). On sait à quel point le secteur de la boulangerie trouve utile cet ingrédient sous prétexte d’effet technologique, de maîtrise des fermentations, alors que son rôle principal est de donner du goût au pain lorsqu’il est trop pétri. Le Programme National Nutrition Santé du ministère a cru pouvoir recommander une teneur acceptable par la filière de 18 gr par kilo de farine, mais cette préconisation bien timide n’a même pas été largement suivie. On peut observer seulement que la proportion des pains très salés a sensiblement diminué. Cependant avec des teneurs souvent proches des 20 gr par kilo de farine, la situation n’est pas crédible en termes de prévention de l’hypertension, d’autant que le pain est souvent consommé avec des aliments salés tels que les charcuteries et les fromages.
Une proposition sérieuse en termes de santé publique serait de généraliser une teneur de 16 gr de sel par kilo de farine par voie réglementaire, pour que le pain ne soit plus la source alimentaire majeure de sel. Une teneur de 16 gr demeure largement acceptable sur le plan gustatif, et permet même de ne pas masquer le vrai goût du pain. Même à cette dose, le sel est pénalisant pour les fermentations, or l’idéal est de pouvoir réduire les quantités de levure et de développer ces fermentations acides si utiles pour dégrader partiellement le gluten.

Après les dérives du pain blanc très aéré, le choix de la tradition française a été une bonne stratégie pour améliorer la qualité du pain. Une maîtrise nouvelle de la densité des farines (type 80), des teneurs en sel (16g par kilo de farine) et d’une fermentation panaire plus longue pour permettre l’action des enzymes végétales est maintenant indispensable pour asseoir sa qualité nutritionnelle. C’est pourquoi, j’invite clairement le secteur de la boulangerie à s’orienter vers cette nouvelle approche de la panification, ce qui nécessitera un changement de la conduite de panification, qui finalement devrait être facile à mettre en place, vu sa simplicité.

Christian Rémésy
Nutritionniste et Directeur de Recherche INRA